Hanazawa Shin

Si Hiroto venait à savoir que Jasmine ne l’imaginait pas avoir des sentiments pour quelqu’un d’autre, elle se prendrait sûrement une grosse crise de sa part. Ce n’était pas parce qu’il était froid avec elle qu’il était froid avec tout le monde… en théorie. Bien que ce fut généralement le cas, il y avait bien eu une fille qu’il avait aimé pour vrai, à l’Académie Tajira. Kaori Shirokawa, qu’elle s’appelait. Elle n’était ni particulièrement jolie, ni particulièrement intelligente, mais ça avait été le coup de foudre… de la part d’Hiroto. Ils n’étaient ni dans la même classe ni même de la même année, elle étant une première année alors qu’il entamait sa troisième; mais au fil du temps, il avait trouvé moyen de l’aborder et comme il l’avait imaginé, elle était adorable. Bien qu’au départ, peut-être apeurée par son sénior, la jeune fille l’avait d’abord évité, ils avaient fini par devenir amis, puis un couple. Ils se complétaient parfaitement, et c’était d’ailleurs sur elle qu’il modelait l’image de son épouse idéale. Par contre, après une bonne année de fréquentations, ils s’étaient séparés sur un fâcheux malentendu, et ne s’étaient plus jamais revus.

En fait, on pouvait presque dire que Jasmine et Hiroto partageaient la même idée du mariage, puisqu’ils avaient à peu près la même espérance en tête. Hiroto se voyait plutôt avec un appartement simple mais grand, dans lequel il pourrait élever une famille avec une femme qui serait attentive à leurs besoins… et aussi aux siens. Il aurait aimé d’une famille un peu comme dans le Japon d’il y a trente ans, avec la femme qui ne travaille pas et qui fait les repas pour son mari qui rentre tard de travailler, élève les enfants et fait les courses. Mais les temps avaient changé, et bien qu’il y ait bien une part de lui qui rêvait toujours d’un tel foyer, il trouvait beaucoup d’avantages à ce que les deux personnes dans un couple travaillent.

Tout ça pour dire que Jasmine s’en faisait pour rien. Elle n’avait pas brisé un quelconque lien entre lui et une fille en se plantant dans le décor; depuis qu’il était séparé d’avec Kaori, il n’avait eu que des aventures passagères, et pas vraiment de petite copine stable. Enfin, même si ça avait été le cas, ça ne servirait pas à grand-chose de regretter : ce qui était fait était fait, et ni l’un ni l’autre ne pourrait revenir sur la décision qu’avaient prise leurs parents.

La réplique de Jasmine n’arracha pas l’ombre d’un sourire à Hiroto. Il fit comme s’il n’avait rien entendu, bien qu’il crut comprendre que les paroles de la jeune fille servaient à égaliser le score de paroles désagréables entre eux deux. Puis ils s’assirent et il écouta plus qu’il ne parla; cependant, il remarqua le léger sourire de Jasmine et remarqua que ça lui allait beaucoup mieux qu’un visage frustré. En même temps, c’était entièrement de la faute d’Hiroto si elle affichait une moue désagréable depuis le tout début, mais c’était difficile de s’empêcher de dire ce qu’il pensait… Peut-être ferait-il un effort, à l’avenir… peut-être. Il fut surpris cependant lorsque le joli sourire s’effaça complètement, et que Jasmine lui répliquait froidement que ce serait mal la connaître de croire qu’elle était incapable d’être méchante. Ne cachant pas son étonnement, il resta silencieux un moment, ignorant comment réagir. Franchement, cette fille le rendait fou… Lui qui, en général posé et mesuré, perdait tout ses moyens devant les réactions inhabituelles de sa future femme.

« T’emporte pas… c’était pas intentionné méchamment, » finit-il par dire, sans affirmer pour autant que c’était un compliment, si c'en était un; ça, Jasmine devrait le comprendre elle-même.

Dans son état actuel, Hiroto aurait du mal à comprendre comment Jasmine pourrait faire autant de concessions pour un homme qui ne l’aimait pas; ou du moins, pas encore, si jamais ça devait arriver. Lui, n’était pas prêt à grand-chose. Non seulement il n’avait pas d’ambition pour le boulot, il n’en avait pas plus pour sa vie personnelle; il était bien comme il était et il avait l’impression que le moindre changement bouleverserait sa stabilité actuelle. Et par changement, il y avait, entre autres, son mariage avec la championne du gym de Paris. Ce n’était pas comme s’il ne s’en remettrait pas, mais ça le rendrait sans doute plus irritable, puisqu’il lui était difficile de s’adapter, tout comme il s’était, avec beaucoup de mal, adapté à la vie parisienne.

« Framboise, » avait affirmé Jasmine à la question d’Hiroto. Au moins, elle avait pris la peine de répondre gentiment, ce que le jeune Japonais appréciait malgré tout. Il regarda lui aussi la carte des glaces, étonné par tous les parfums que les glaciers pouvaient inventer. Bien que pour les Occidentaux, les parfums du Japon puissent paraître étranges (wasabi, entre autres), lui c’était le fait que l’on puisse parfumer une glace à une fleur qui l’intriguait énormément. Hiroto, de son côté, préférait la plus classique de toutes : vanille. Non seulement le blanc était-il sa couleur préférée, c’était une saveur qu’il adorait et il n’allait jamais vers les fruits ou le chocolat lors du choix d’un dessert. Le plus simple c’était, le mieux c’était.

« Moi c’était vanille, » répondit-il alors sans relâcher le panneau où les divers parfums étaient écrits. En fait, il ne s’en souvenait pas, mais il n’avait mangé que ça de toute sa vie alors en affirmant que c’était vanille, il n’avait aucune chance de se tromper.

Il hésita un moment à aller acheter pour eux deux une glace à la framboise et une autre à la vanille. Il hésita fortement, mais décida d’attendre un moment où il n’aurait rien à répondre à Jasmine pour le faire. Après tout, c’était un bon moyen de détourner une question désagréable, et recevant la glace à la fin, Jasmine ne lui en tiendrait pas rigueur… sans doute. Jasmine lui demandait s’il avait faim. Il y avait en effet une petite place qui se libérait dans son estomac, son petit déjeuner étant plutôt loin derrière. Il hocha la tête, laissant comprendre à Jasmine qu’il ne serait pas contre un petit en-cas. Après tout, ils étaient au paradis des trucs bons à manger, autant en profiter.

Jasmine lui adressa, sur ces pensées, la parole, remettant sur le plancher le sujet du mariage. Zut, lui qui croyait en en avoir entendu assez… Ce n’était pas comme s’il avait le choix, aussi écouta-t-il le discours de sa fiancée, n’essayant pas non plus de dérober son regard lorsque les yeux bleus comme la mer de la jeune fille se fixèrent dans les siens. En fait, Jasmine ne lui demandait pas grand-chose; juste de comprendre ? Il doutait que ça lui suffise après quelques années plus tard, mais il pourrait sans doute faire un effort pour son propre intérêt… et accessoirement celui de Jasmine. Elle lui demandait de ne pas la couper, mais il ne l’aurait pas fait de toute façon; il savait qu’il avait un fort caractère et ne s’en cachait pas. D’ailleurs, s’il n’assumait pas son irritabilité, sa franchise et tous ses défauts, il serait bien mal parti, puisqu’il les avait presque tous étalés à Jasmine dès les dix premières minutes de leurs rendez-vous.

Il resta de marbre un instant, puis, repassant les paroles de Jasmine dans sa tête, il remarqua quelque chose. Lui avait-elle fait un compliment ? Ou était-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Hiroto aurait voulu garder son air froid et inaccessible, mais finit par sourire, son égo flatté, sans même se cacher. Il baissa la tête en expirant un très léger pouffement de rire, et, sans cesser de sourire, il se leva simplement, enfonçant sa main dans la poche de son manteau. Direction : le marchand de glace. Il avait trouvé l’occasion parfaite d’utiliser le petit magasin comme excuse pour ne rien dire, ignorant que répliquer après que Jasmine lui ait dit aussi ouvertement ce qu’elle pensait à propos de leur mariage. Il aurait pu en faire autant, mais elle avait bien compris ce qu’il avait dans la tête, aussi préféra-t-il se taire.

« Deux glaces taille moyenne, une aux framboises et l’autre à la vanille, s’il vous plaît, » demanda-t-il alors au marchand, qui, peu occupé visiblement, lui tendit les deux friandises glacées en lui demandant quatre euros qu’il déposa sans cérémonies dans la main du vieil homme.

Il y avait beau avoir une brise, l’hiver étant la saison du moment, il n’avait jamais pensé que la froideur pouvait empêcher quelqu’un de manger quelque chose de froid. Après tout, on mange bien de la soupe chaude en plein été… Pour lui ça revenait au même. Il retourna vers le banc, à une dizaine de pas de là où il avait fait ses courts achats, puis s’assit avant de tendre la glace teintée de rose foncé à sa fiancée.

« Ça ne remplit pas l’estomac mais c’est déjà ça, » se contenta-t-il de dire, bien que ça n’ait pas grand sens, jugeant que ne rien dire en aurait encore moins.

Il regarda autour de lui. Il n’y avait pas de restaurants à proprement parler à la fête foraine, mais plusieurs stands de trucs bien gras sur lesquels ils pourraient grignoter s’ils venaient à avoir vraiment faim. Finalement, il n’avait pas l’intention de fausser compagnie à Jasmine; non seulement ce serait terriblement impoli, mais il se dit que faire un petit, minuscule effort ne lui coûterait rien.

« Allez, mange, » exigea-t-il alors qu’il avalait le bout pointu de sa glace du bout des lèvres.

Chose étonnante : il avait dit sa dernière phrase… gentiment ? C’était ça, son effort ? Peut-être. C’était pas grand-chose mais il n’avait plus envie de se prendre les remarques sarcastiques de Jasmine, alors que lui ne faisait que suivre sa nature honnête et terriblement directe, aussi se dit-il que ça ne pourrait que détendre l’atmosphère s’il faisait preuve d’un peu de bonne volonté. En espérant que ça marche… ça lui donnait l’impression d’être hypocrite.